Août/140
Mon dernier été polonais
Revue de presse
Agnès Gruda, La Presse, le 11 août 2014
C'était l'été qui allait couper notre vie en deux, tracer une frontière entre un «avant» et un «après», transformer brutalement les concepts de «là-bas» et «ici.» Un été qui allait nous exposer à des notions terrifiantes et abstraites, telles que «partir» et «pour toujours».
Mais ça, nous ne le savions pas encore, trop occupées que nous étions à pratiquer avec application notre métier d'enfant, c'est-à-dire jouer.
Photo ci-dessus : Agnès Gruda à l'âge de 11 ans. Le cliché a été pris à Brok. (Photo : Agnès Gruda, La Presse)
Mon amie Alinka avait 9 ans, j'en avais 11. Nos parents avaient déjà décidé de couper les ponts avec notre pays, la Pologne, dont le gouvernement communiste venait de lancer une campagne antisémite, invitant tous les Juifs polonais à aller voir ailleurs.
Alinka allait partir avant la fin de l'été. Moi, au début de l'automne. Mais nous n'en savions rien: ce n'étaient pas des choses dont on parlait devant les enfants. Il y avait bien des chuchotements, des conversations d'adultes derrière des portes closes, mais nous étions imperméables à cette atmosphère de secret.
En ce début d'été 1968, notre vie semblait devoir se dérouler comme toujours, dans un décor qui allait de soi, et dont la permanence paraissait coulée dans le béton. Même si, autour de nous, les départs se multipliaient, que des cousines, des oncles ou des amies étaient tour à tour aspirés dans un trou noir qui s'appelait Israël, l'Occident ou l'Amérique.
Pour Alinka et moi, cet été a donc commencé comme n'importe quel été. Sauf que nos parents, absorbés par les préparatifs de l'exil, n'avaient pas beaucoup de temps à nous consacrer. Ils nous ont confiées à nos grand-mères respectives.
Les deux familles avaient déniché une maisonnette à la campagne, dans une bourgade à quelques dizaines de kilomètres de Varsovie: Brok. En fouillant sur Google, j'ai découvert que Brok compte aujourd'hui 2869 habitants et qu'on y trouve une rivière - le Bug -, des plages, quelques hôtels, une mairie.
Mais le Brok dont je me souviens n'a rien d'un lieu de villégiature. Nos vacances n'étaient pas des vacances de plage et nous passions l'essentiel de notre temps autour de cette maison de deux chambres, sans eau courante, avec une cave où les propriétaires, un couple de vieux paysans, entreposaient les denrées périssables. Il y avait des bécosses au fond de la cour, un puits, une grange, des poules, une vache.
C'était une maison plantée entre les champs et la forêt, et nos grand-mères vaquaient à leurs tâches de grand-mères. Pour la mienne, cela consistait surtout à surveiller ma petite soeur de 1 an, qui passait son temps à courir dans toutes les directions.
Ça nous laissait un vaste champ de liberté, à nous, les deux «grandes». Ce que nous en faisions? Je me souviens d'un arbre où nous passions des heures à lire, bien calées sur nos branches respectives. À l'époque, c'étaient surtout des romans d'«Indiens», et nous prolongions ces séances de lecture par des jeux dans lesquels je m'appelais invariablement «OEil de faucon», malgré les lunettes à monture épaisse (mais combien solides!) que je portais à l'époque.
Nous avons aussi construit un abri imbriqué dans les racines tordues d'un autre arbre. Là aussi, nous nous installions pour lire ou pour manger les petits pois non écossés discrètement subtilisés dans la cave qui sentait la terre humide et les patates.
Quoi d'autre? Ah oui. De l'autre côté de la maison, là où la perspective s'ouvrait sur le champ où les paysans érigeaient des mottes de foin, nous avons organisé un terrain d'entraînement olympique, rien de moins, avec des démarcations pour le saut en hauteur et en longueur, sans oublier le lancer du javelot.
Et puis, il y avait les bleuets à cueillir dans le bois, un cheval qu'un paysan nous permettait de monter, sans selle. La grange où l'on sautait dans le foin avec des gamins du village.
Il nous arrivait aussi d'organiser des coups pendables à nos grand-mères. Comme cette fois où nous avons cousu les extrémités des manches de leurs chemises de nuit; une entreprise qui a dû nous prendre toute une journée. Et quel suspense, le soir, dans l'attente de leur réaction au moment d'aller au lit...
Comme les propriétaires de la maison occupaient la cuisine, nos familles avaient réservé des repas quotidiens dans un bouiboui du village. Souvent, Alinka et moi allions chercher nos pierogis ou nos cigares au chou sur un sentier qui traversait la forêt de grands pins. Il y avait un ou deux kilomètres à faire à pied. Mais ça nous paraissait incroyablement loin, et nous nous sentions importantes d'avoir été chargées d'une tâche aussi vitale.
Il y avait surtout, devant nous, une plage de temps infinie, interrompue sporadiquement par les visites de nos parents et de leurs amis qui plantaient leur tente dans le champ ou près de la grange.
***
Un jour, les parents d'Alinka sont venus la chercher, et elle n'est jamais revenue. Quelques semaines plus tard, sa famille est partie pour Vienne, puis pour St. Louis, aux États-Unis.
Peu de temps après, un abcès à la jambe m'a obligée à aller consulter le médecin à Varsovie. Et c'est là, dans notre minuscule cuisine, que mes parents m'ont asséné les mots fatidiques: «Nous allons partir. Pour toujours.»
Notre destination à nous, c'était la France. Mais là ou ailleurs, j'étais trop petite pour remettre en question le jugement de mes parents. On allait faire comme les autres, c'est tout.
Je savais que c'était un chemin sans retour. Pour moi, cette annonce avait le goût d'une condamnation à perpétuité. Pour toujours. Na zawsze...
Je regardais mes parents et j'essayais de mesurer la signification de ces mots. À un moment, j'ai eu cette pensée fugace: mon enfance se termine ici. Dorénavant, je ne serai plus jamais une enfant.
Mais la pensée s'est envolée, je suis retournée à Brok et j'ai continué à jouer. Jusqu'à la fin de l'été.
***
Pour confirmer mes souvenirs de Brok, j'ai téléphoné à Alinka, qui vit aujourd'hui à Philadelphie, avec son mari et leurs deux enfants. Toutes deux, nous avons tenté de reconstruire ce dernier été polonais.
Pour Alinka aussi, ces vacances sont restées inoubliables.
Était-ce parce que cet endroit était si magique que ça? Ou bien parce qu'il a cristallisé un univers qui allait bientôt nous échapper?
- C'est drôle, je me pose la même question, mais je n'ai pas de réponse, m'a dit Alinka.
Pas de réponse, moi non plus. Mais j'imagine que c'est un peu tout ça à la fois. Que cet été intense, dense et plein de saveurs s'est gravé dans ma mémoire comme l'ultime carte postale d'un monde en voie de disparition.
Revue de presse publiée par Jacques Lanciault.
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