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La ville balafrée

Revue de presse

Odile Tremblay, Le Devoir, Le Devoir, le 14 février 2015

Topographie de la terreur, Berlin, Allemagne

Retour de Berlin après une première rencontre avec la ville. Cool, qu’ils sont, les gens, branchés, cultivés, écolos, un peu comme à Amsterdam. Mais avec, en plus, la foutue cicatrice béante, des restes du Mur, des séquelles de tout, un tas de méchants fantômes, quoi !

Photo ci-dessus : L’exposition « Topographie de la terreur » occupe le terrain de ce qui fut un temps le quartier général de la Gestapo. (Photo: Stefan Müller)

On voudrait les chasser. Les bâtiments nous parlent. Les faces des gens aussi, des vieilles dames surtout. Je crois pouvoir distinguer celles qui ont connu l’Est ou l’Ouest, à l’humilité ou à l’audace, quoique l’imagination nous joue souvent des tours.

Faut dire qu’on porte Berlin en soi avant de le parcourir. Par-delà sa haute culture millénaire en phare de l’Occident, trop de livres lus, de films vus, de témoignages assimilés sur cette sombre falaise contre laquelle la colonne vertébrale du XXe siècle s’est brisée, hantent notre esprit.

Peut-être la mémoire psychique d’une ville s’estompe-t-elle après plusieurs séjours. Mais si on y arrivait vraiment trop chargé de bagages pour pouvoir marcher là-bas un jour le nez au vent ? Au milieu du froid de février, des deux côtés de la porte de Brandebourg, chacun avance d’un pas pressé, enroulé dans des foulards circulaires de toute façon. Nous aussi.

Dans l’ancienne partie ouest, toujours plus prospère que l’autre, aux bâtiments mieux préservés ou reconstruits à l’identique après la guerre, on tombe parfois amoureux de quartiers. À l’île des musées, un dimanche après-midi gelé et sans promeneurs, s’exhibait le vieux Berlin dans ses splendeurs du XIXe siècle intactes ou recréées. De ce fleuron urbain, complexe, de cinq édifices muséaux, l’harmonie d’ensemble vous prend à la gorge, dès la traversée du pont sur la rivière Spree.

Ensuite, vous vous laissez aspirer vers les grandes collections égyptiennes exhibant le buste de Néfertiti au Neues Museum, ou vers la porte d’Ishtar de Babylone à l’intérieur du Pergamon. Tous ces trésors des riches collections royales ou plus contemporaines, il faudrait au moins une semaine pour les admirer. On reviendra, promis !

À la sortie, aux côtés des corneilles mantelées si bavardes en costumes gris, des nuées de choucas, ces oiseaux noirs cousins des corbeaux, obscurcissent le ciel en criaillant pour retrouver leurs arbres au soir d’hiver tombant sur cette architecture enchantée. Reste l’impression d’avoir touché du doigt un de ses moments magiques, à l’heure où la ville vous jette un sort.

Des murs qui parlent
Mais la cicatrice vous rattrape partout. Et le passé. Pas très loin de la Postdamer Platz, près du beau musée Gropius, je suis entrée dans un bâtiment qui présentait une expo répondant au doux nom de Topographie de la terreur. L’édifice occupe le terrain de ce qui fut un temps le quartier général de la Gestapo, du service de sûreté de la SS, puis de l’Office central de sécurité du Reich dès 1939.

Le quartier avait été en grande partie bombardé, rasé, nié, mais depuis 2010 une structure permanente offre ce lieu de mémoire sur la montée du régime nazi et sa machine infernale.

Devant le bâtiment est conservée une large section du Mur, avec les trous des balles tirées sur ceux qui tentaient de le franchir. On le suit tout du long. Une jeune Allemande pleurait lundi devant les panneaux explicatifs qui le jalonnent : ici la cantine des SS, là, la prison privée de la Gestapo, etc. D’où sortait cette jeune fille ? Peut-être pas Berlinoise après tout, mais venue d’une autre partie du pays, échouée là avec ses amis, en choc de découverte. On se demande toujours comment ils vivent ça, les Allemands, dont les parents ou les grands-parents, peut-être… Lourd héritage. Ils doivent moins se piquer de généalogie qu’ailleurs, de peur de tomber sur un os, ou deux, ou trois.

« Berlin, arrête et pense ! Ton partenaire de danse est ta mort », avait écrit en 1918 le poète expressionniste Paul Zech. Mais qui écoute les poètes ?

À l’intérieur, l’exposition Topographie de la terreur remonte le cours de l’histoire de Berlin sous sa main noire. Avant le régime nazi, la capitale allemande était une ville d’avant-garde comme Paris, New York et Vienne. La régression donne froid dans le dos.

L’expo démarre en 1933 pour suivre en photos, en lettres, en affiches, en films, en documents de toutes espèces, la marche du régime, de sa montée à sa chute, avec son art de séduire les masses, lesquelles se contentent trop souvent de suivre le courant, surtout quand ça s’amarre à une crise économique à juguler. Une affiche montre Hitler tout sourire aidant de sa pelle à reconstruire les chemins publics.

Aujourd’hui, l’extrême droite a de nouveau le vent dans les voiles dans plusieurs pays d’Europe. Mêmes causes… mais, espérons-le, autres effets.

Le meilleur coup de cette expo-là réside en son esprit. À aucune étape du parcours ses concepteurs ne tentent de rassurer le peuple allemand, en le traitant en victime de ses chefs. Au contraire, tous les panneaux expliquent à quel point le concours de la population fut massif. La persécution des Juifs était en général considérée comme une exagération du régime, et non comme une infamie à dénoncer et à combattre. L’appareil de propagande travaillait, disait-on, au bien de la communauté, sauf que cette communauté n’incluait pas tous les Allemands. Que voulez-vous ?

Des volets sont consacrés, outre aux lois anti-Juifs et anti-Roms, à la persécution des « asociaux », des dissidents, des homosexuels, des handicapés, etc., engeances inutiles à abattre.

Est abordée ensuite la dénazification de la population après la guerre, car un cerveau lavé ne retrouve pas le sens commun en deux coups de dés. Les humains sont bien influençables, faute d’éthique personnelle, on le voit bien.

Cette expo-là ne s’adresse pas qu’aux Allemands, mais à tous ceux qui comprennent qu’une collision historique est si vite arrivée. Un petit coup de manipulation en pleine époque de turbulences, et hop ! c’est reparti pour un grand tour.

Sur un versant ou l’autre de cette ville balafrée, où les gens sont condamnés à porter l’histoire comme des tortues leur carapace, on se répète tout bas, en écho au discours de Kennedy : « Ich bin ein Berliner », en refusant de s’en dissocier.

Revue de presse publiée par Jacques Lanciault.

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