Juin/150
Entre Angleterre française et France anglaise
800e anniversaire de la Magna Carta
Revue de presse
Christian Allen Drouin, Le Devoir, le 16 juin 2015
Et si l’on commençait l’enseignement de l’histoire canadienne en l’an 1066 par la conquête de l’Angleterre par les Normands et Bretons de Guillaume le Conquérant. Voici une petite suggestion qui fera peut-être plaisir à notre premier ministre Stephen Harper, d’autant que le lundi 15 juin marquait le 800e anniversaire de la signature de la Magna Carta, la grande charte des droits et libertés, document juridique fondateur du droit anglais et de la Constitution américaine. On pourrait ainsi rappeler aux deux peuples fondateurs de notre pays les liens intimes que possédaient nos ancêtres réciproques au Moyen Âge, période dont l’histoire semble souvent mieux connue que l’histoire canadienne.
Photo ci-dessus : La conservatrice et la bibliothécaire de la cathédrale de Durham, Liz Branigan et Canon Rosalind Brown, contemplent la Magna Carta, exposée à Gatineau. (Photo: Patrick Doyle La Presse canadienne)
L’an prochain, on rappellera les exploits et les échecs de Richard Coeur de Lion et de son frère Jean sans Terre, sans oublier les personnages fictifs du méchant Normand, le Shérif de Nottingham et le bon Saxon, Robin des bois.
Une Angleterre française
Parfois appelée le joug normand, cette période post-conquête va durer près de 300 ans et transformera à jamais la destinée de l’Angleterre, qui deviendra intimement liée aux civilisations latines et françaises du continent. Le pays verra son économie stimulée, développant un commerce maritime qui s’imposera ultérieurement sur l’ensemble des océans.
Sur une période de 200 ans, plus de 30 000 Franco-Normands vont quitter la France pour émigrer outre-Manche et devenir des Anglo-Normands. Cette émigration ne sera surpassée que par celle des 50 000 huguenots fuyant la révocation de l’Édit de Nantes en 1685. Cet apport franco-normand sera exceptionnel par la création de châteaux forts, de cathédrales, de monastères sans oublier la création de deux célèbres universités : Oxford et Cambridge. Deux des plus illustres scientifiques du Moyen Âge anglais seront des anglo-normands : Robert Grosseteste et Roger Bacon.
Comme on peut le voir, les Anglais sont finalement un peu plus français qu’ils ne le croient, tout comme d’ailleurs la langue anglaise qui sera fortement influencée par le français des conquérants. Ce français, plus précisément un dialecte de langue d’oïl, sera la langue de la noblesse et de la bourgeoisie pendant près de 300 ans. Étrangement, les premières grandes oeuvres littéraires du français au Moyen Âge seront écrites en Angleterre. Sans oublier que deux des plus importants événements politiques du pays sont l’établissement de la fameuse Magna Carta en 1215 et du Parlement anglais en 1258 par Simon de Montfort qui seront discutés en ce français dit insulaire aussi appelé l’anglo-normand.
Une France anglaise
Au cours du XIIe siècle, plus de la moitié du territoire français actuel est partie prenante de l’empire Plantagenêt de ces princes français, rois d’Angleterre. Ce même territoire d’où provient la majorité des ancêtres de la population canadienne-française actuelle. On oublie souvent ou, plutôt, on ne sait pas que Bordeaux et une grande partie de l’Aquitaine ont été anglais pendant 300 ans. D’ailleurs, Bordeaux et Bristol, en Angleterre, seront les deux villes jumelles par excellence d’une alliance économique qui, grâce au vin, enrichira grandement leurs commerçants.
Les Gascons, ancêtres de d’Artagnan et des trois autres mousquetaires d’Alexandre Dumas, ont été longtemps considérés au Moyen Âge comme des soldats d’élite de l’armée anglaise. En 1297, à la bataille de Falkirk en Écosse, ils sont les gardes du corps du roi Édouard Ier le protégeant du fameux William Wallace. Ils combattront avec les Anglais contre les Français et leurs alliés écossais dans plusieurs batailles de la guerre de Cent Ans (1337-1453) et, paradoxe de l’histoire, durant la guerre de Sept Ans (1754-1763), les Gascons des régiments de Guyenne et de Béarn se retrouveront face aux Anglais et aux Écossais lors des batailles de Carillon, des plaines d’Abraham et de Sainte-Foy.
Avec la perte de ladite France anglaise, à la suite à la bataille de Castillon en 1453, plus de 2500 Bordelais et Gascons anglophiles, principalement des commerçants, des nobles et des militaires quitteront le continent pour Londres et Bristol. C’est la guilde des marchands de Bristol qui enverront, en 1497, un italien du nom de Giovanni Caboto vers les terres inconnues de l’ouest pour trouver de nouveaux marchés et remplacer, entre autres, la perte de leur Floride anglaise, la Gascogne.
Un Canada anglo-normand
Notre premier ministre canadien aurait sûrement fait l’éloge de cette période anglo-normande s’il avait su que les deux plus brillants généraux de la guerre de 1812, étaient les dignes descendants de cette Angleterre française avec Isaac Brook, originaire de l’île de Guernesey, et Salaberry, dont les ancêtres provenaient du sud de la Gascogne anglaise. De son côté, John Lambton, duc de Durham, avait probablement oublié que c’étaient des Normands. Oui, peut-être des lointains ancêtres ou cousins de ces Canadiens français qu’il traitait de race inférieure, qui avaient construit cette fameuse cathédrale de Durham sise dans son comté. Il avait également oublié que sa mère, une Villier, était d’origine anglo-normande.
Plusieurs de nos symboles canadiens représentent ce passé français de l’Angleterre. Par exemple, les trois lions qui se retrouvent sur l’écu des armoiries de notre pays représentent les deux lions de la Normandie et celui de l’Aquitaine. L’un des deux soutiens est le lion de l’Angleterre, symbole par excellence de la bravoure anglaise ou plutôt angevine de Richard Coeur de Lion, roi d’Angleterre, qui était avant tout un prince français et qui parlait très peu l’anglais. Certains historiens anglais l’ont d’ailleurs affublé du nom de Richard « Gare de Lyon » pour sa préférence à séjourner dans ses possessions françaises ou au Proche-Orient.
Un autre symbole canadien par excellence montre bien l’importance du français dans l’émergence de l’anglais. Le mot beaver représente bien cette déformation orale et écrite du mot français « bièvre », qui signifie castor. Comme le disait Clemenceau et, avant lui, Alexandre Dumas, « l’anglais est avant tout du français mal prononcé ».Cette rencontre avec le français insulaire laissera des traces indélébiles surtout dans le vocabulaire et, d’une façon moindre, dans la syntaxe anglaise. Plus de 40 % des mots anglais proviennent du français ou du latin. L’anglais deviendra la plus latine des langues germaniques.
Ce retour dans le passé peut faire sourire, mais il permet de rappeler qu’il y a eu, au Moyen Âge, une Angleterre française et une France anglaise, et que les descendants des acteurs de cette période se sont retrouvés de nouveau quelques siècles plus tard en terre d’Amérique, fondant un pays qui ferait bien l’envie de leurs ancêtres communs. Ce bref rappel historique souvent méconnu, permettra à la population canadienne-française du Québec et des autres provinces du Canada de participer sans gêne, eux aussi, à cette commémoration de la Magna Carta.
Revue de presse publiée par Jacques Lanciault.
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