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Au deuxième plan – Le dessous de la table

«La Cène» de l’atelier du Maître de la Madeleine a été exécutée vers 1280, à un moment crucial de l’histoire des images en Occident

Laurent Wolfe - Le Temps, Le Devoir, le 16 août 2016

Petit Palais, Avignon, France

Que peut nous dire une peinture entre ses lignes de fuite ? La série « Au deuxième plan » décortique des coups de pinceaux bien révélateurs de tranches d’histoire et d’histoire de l’art en présentant des oeuvres picturales ayant marqué les esprits.

Photo ci-dessus : Détail de l’œuvre «La Cène», qui est le témoignage d’une mutation de l’espace pictural ayant eu lieu au XIIIe siècle. (Photo : Jacques Lanciault)

En 2012, nous avons visité le Petit Palais. Pour lire notre texte, cliquez sur le lien suivant : Le musée du petit Palais : des artistes italiens d’une autre époque à l’honneur!

À quelques pas du Palais des Papes, le Musée du Petit Palais présente une collection de peintures italiennes du XIIIe au XVIe siècle rassemblée par un amateur d’art compulsif et peu scrupuleux, le directeur du Mont-depiété de Rome condamné en 1858 pour avoir maquillé les comptes de l’institution en vue d’assouvir sa passion. Cette collection est devenue la propriété de Napoléon III puis, à la suite de l’échec de son projet de musée, elle a été intégrée au patrimoine national et dispersée dans toute la France pendant près de cent ans avant d’être regroupée à Avignon. Le Petit Palais n’a que quelques chefs-d’oeuvre et beaucoup de tableaux anonymes. C’est pourtant l’un des rares endroits où il est possible d’observer la manière dont les innombrables petits ateliers italiens ont constitué un laboratoire expérimental des images grâce aux subsides de l’Église et ont bouleversé en à peine deux siècles aussi bien les manières de voir le monde que celles de le représenter.
 
Dès l’entrée, le visiteur tombe sur une Cène attribuée à un atelier toscan, celui d’un maître qui aurait peint une vie de sainte Marie-Madeleine aujourd’hui conservée à Florence. Qui était ce peintre ? Quelle était sa réputation ? Qui a commandé cette Cène et à quel édifice était-elle destinée ? L’attribution ne repose sur aucun document, seulement sur le style, sur la manière de disposer les personnages les uns à côté des autres, de cerner les figures, d’indiquer les volumes par des ombres et d’articuler les plans horizontaux avec les objets verticaux. Le sujet est conventionnel, son programme est fixé dans les moindres détails par les autorités religieuses, jusqu’à la hiérarchie des apôtres autour du Christ avec saint Jean la tête appuyée sur son coeur, jusqu’au pain et au vin qui fondent le rituel de la communion.
 
Symbole canonique 
Le récit de la Sainte Cène a été illustré par d’innombrables peintures avant et après l’exécution de celle-ci dans un atelier près de Florence autour de 1280. Avant, les figures peu différenciées sont installées comme ici devant un fond d’or, posées en ligne dans un espace sans profondeur. Après, elles prendront vie, elles s’individualiseront, elles se déploieront par leurs gestes dans un espace réaliste et volumineux souvent amplifié par une fenêtre donnant sur un paysage. Jusqu’à la fin du XIIIe siècle, chaque chose figurée est un symbole rattaché au récit canonique. À partir du XVe siècle, ces choses sont toujours rattachées au récit, mais elles deviennent également la représentation d’un événement qui aurait pu se passer tel qu’il est décrit par la peinture.
 
Lorsqu’un spectateur d’aujourd’hui se trouve devant une image, qu’elle appartienne à l’ancienne histoire de l’art ou au monde des écrans et des réseaux, il la voit comme un événement qui se déroulerait sous ses yeux sans se demander comment ce dernier a pu être représenté. Il a pourtant fallu des siècles d’efforts et d’expériences pour parvenir à créer un effet qui nous paraît aussi naturel que la pluie et le beau temps. Jusqu’au XIIIe siècle, l’image est le symbole d’un récit connu de tous les fidèles. L’un et l’autre sont inséparables et cette coïncidence, qui fait de l’image l’événement sacré lui-même, a été l’objet de nombreux conflits doctrinaux au sein de l’Église catholique. À partir du XIIIe siècle, tout en répondant aux programmes iconographiques imposés, tout en figurant des épisodes de l’Ancien et du Nouveau Testament ou en fêtant les exploits de leurs commanditaires, les peintres n’ont pas cessé de développer une organisation de l’espace et des techniques de représentation susceptibles de créer l’illusion qu’une histoire est en train d’advenir devant celui qui la regarde.
 
Fuite et perspective 
Vers 1280, lorsque l’atelier du Maître de la Madeleine exécute La Cène du Petit Palais d’Avignon, il se produit une mutation de l’espace pictural dont ce tableau est un témoignage. C’est une peinture singulière par sa disposition horizontale et par son découpage en deux sections, en haut les apôtres et le Christ, en bas la table avec tous les objets du repas répartis régulièrement sur trois lignes : les couteaux et les dattes, les pains et les verres, les carafes et les récipients.
 
Si le volume physique des personnages a une consistance qui correspond aux critères de la vraisemblance admis du XVe siècle à nos jours (il paraît réaliste), la table y contrevient sur tous les points. Elle semble rabattue vers l’avant. Ses bords latéraux parallèles à ceux du tableau ne fixent pas de lignes convergentes ni de points de fuite faisant apparaître une perspective. Les objets n’obéissent pas à la règle de réduction de taille en fonction de la profondeur. Vus les uns par rapport aux autres, ils définissent un plan irrégulier et non une surface continue, malgré la blancheur assez homogène de la nappe, et ils sont dessinés sous des angles variables, par exemple les galettes de pain, les verres et les carafes. Le haut et le bas des objets sont rarement coordonnés malgré les indications de volume. Et la partie de la table qui devrait faire face au spectateur donne l’impression qu’elle occupe une position inclinée par rapport au plan vertical du tableau, impression renforcée par l’angle du liseré bleu à droite et à gauche.
 
Position des couteaux 
Avant la fin du XIIIe siècle, les objets représentés par les peintres occupent chacun leur propre espace. Ils sont simplement juxtaposés et superposés. L’ensemble est unifié par des équilibres colorés et par la puissance des fonds d’or. Il n’y a pas de deuxième plan, seulement un ensemble de signes occupant un seul espace.
 
Avec leur panneau étroit coupé en deux par le bord supérieur de la table et avec l’opposition substantielle entre la nappe blanche et les personnages, le Maître de la Madeleine et ses collaborateurs créent un problème inédit dont ils n’ont pas la solution. Mais ils la cherchent comme le montrent les nombreux artifices destinés à relier le premier et le deuxième plan de l’image au contact entre la table et les figures des apôtres et du Christ. Ainsi les couteaux et les mains qui indiquent avec une certaine insistance la coexistence dans un seul espace des personnages et de la table : tout à gauche, un couteau forme un angle à 45 degrés par rapport aux deux bords de la table, un peu à droite un apôtre a la main engagée sur la table et posée sur un autre couteau, au centre saint Jean appuie lui aussi son coude sur un couteau, à droite un couteau est en équilibre sur le bord de la table alors qu’un autre, juste à côté, y semble simplement suspendu…
 
Il s’agit de coudre ensemble le premier et le deuxième plan dans un espace homogène. Le problème est posé. La solution mettra plus d’un siècle à être pleinement trouvée.

Revue de presse publiée par Jacques Lanciault.

Remplis sous: France, Voyages Mots clés:
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